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Rencontre avec une enseignante-chercheuse de l'Université

Anne-Laure Tissut, Professeure des Universités en littérature américaine

UFR Lettres et sciences humaines - laboratoire ERIAC - traductrice

"Une fois le texte entamé, c’est dur de s’interrompre, de résister à la tentation de poursuivre, entraînée par le souffle des phrases et des paragraphes, à l’envie d’achever quand on sent approcher la fin, pour passer à un nouveau texte."

  • Présentez-vous ! Quel est votre rôle au sein de l’université de Rouen Normandie ?

Je suis professeur de littérature américaine dans le département d’études anglophones, où j’ai la chance d’assurer des cours et d’encadrer des mémoires de master et des thèses dans mes champs de spécialité. Je me suis engagée dans la préparation à l’agrégation externe et interne et son organisation. Membre élu du conseil de gestion de l’UFR de Lettres et sciences humaines, j’ai également présidé la CCSE (Commissions consultatives de spécialistes d’établissement) de 11e et 12e sections jusqu’à ma délégation auprès du CNRS. Je traduis régulièrement des volumes de poésie états-unienne dans la collection « To » des PURH.

 

  • Sur quoi portent vos recherches ?

Mes recherches portent sur la littérature états-unienne que l’on dit ultra-contemporaine, qui s’écrit en ce moment, et plus précisément sur l’esthétique, ou la réception du texte. Je m’intéresse aux processus à l’œuvre dans la lecture et en particulier la voix, silencieuse ou audible. Mon corpus m’a conduite à étudier les interactions entre texte et image, ainsi que l’hypertexte, et plus largement les nouvelles formes du roman, notamment la réinvention du réalisme après l’ère postmoderne.

 

  • Vous êtes également enseignante. Quels cours enseignez-vous et que cherchez-vous à transmettre à vos étudiants ?

J’enseigne la littérature états-unienne des XXe et XXIe siècles, mais il m’importe, à travers des incursions dans les siècles précédents, de donner un aperçu de quelques grands textes antérieurs. La littérature américaine du XIXe siècle en particulier est d’une richesse inouïe. Je cherche avant tout à donner envie de lire et à faire toucher du doigt les infinies ressources qu’offre la littérature. Peu importe l’époque, la langue et le genre littéraire : les textes ont le pouvoir de nous saisir, de nous transporter, de changer notre regard sur le monde et le langage. Si, à travers les programmes les plus diversifiés possibles, on a suscité l’envie de partir à la découverte des textes, c’est déjà beaucoup. Une autre visée, tout aussi importante à mes yeux, qui dépasse la littérature tout en lui étant liée, tient à la conviction que l’on apprend toujours en écoutant les autres. Je suis très soucieuse d’établir une qualité d’écoute dans le cadre de mon travail. Je ne crois pas à une relation enseignant-élève unilatérale, dans laquelle le premier seul dispenserait un savoir. J’apprends énormément auprès des élèves, au point que je n’ai jamais envisagé de me consacrer exclusivement à la traduction. Les échanges en classe ou dans le cadre du travail de supervision des mémoires et des thèses sont l’occasion d’incessantes découvertes et d’une perpétuelle remise en question, que je trouve fort saine.

 

  • En plus de l’enseignement et de la recherche, il y a une autre facette à votre travail puisque vous traduisez de la littérature américaine. Pouvez-vous nous parler de cet autre aspect de votre travail ?

La traduction est indissociable de mon travail d’enseignement et de recherche, en ce qu’elle me permet d’observer la langue au plus près, et même de l’éprouver. D’autre part, sa pratique me permet de faire découvrir aux étudiants des œuvres moins connues et de leur faire rencontrer les écrivains avec qui j’ai pu tisser des liens à l’occasion du travail de traduction. J’ai eu la chance de ne traduire que des textes que j’apprécie, et de commencer par le superbe Erasure, de Percival Everett, dont je suis devenue la traductrice en France. J’ai poursuivi avec Laird Hunt, Steve Tomasula, Paul Auster, et d’autres encore, en fiction et en poésie. J’ai traduit plusieurs volumes pour les PURH, d’Amy Hollowell, Norman Fischer, Hank Lazer, Lily Robert-Foley et Jerome Rothenberg, décédé tout récemment. Je traduis dès que j’ai un peu de temps devant moi, surtout lors des congés. Une fois le texte entamé, c’est dur de s’interrompre, de résister à la tentation de poursuivre, entraînée par le souffle des phrases et des paragraphes, à l’envie d’achever quand on sent approcher la fin, pour passer à un nouveau texte.

 

  • Vous êtes la traductrice des derniers romans de célèbre écrivain américain Paul Auster, décédé le 30 avril 2024. Racontez-nous comment s’effectuait ce travail. Comment s’est créée la relation avec l’auteur ? Comment arrive-t-on à coller au style si particulier d’un écrivain ?

Je dois cette chance aux éditrices d’Actes Sud Marie-Catherine Vacher puis Jade Argueyrolles, qui m’ont confié la traduction de Burning Boy, un long essai consacré à la vie et l’œuvre du romancier américain Stephen Crane. J’ai ensuite traduit Bloodbath Nation, essai consacré aux fusillades aux États-Unis, dans lequel le texte dialogue avec les photographies de Spenser Ostrander ; enfin Baumgartner, lettre d’amour à l’épouse défunte et plus largement à la vie, court roman plein d’émotion qui est venu clore cette œuvre magistrale. J’étais très impressionnée de travailler le texte d’un écrivain dont j’avais, toute jeune, découvert avec enthousiasme The New York Trilogy. Francophile et lui-même traducteur, Paul maîtrisait parfaitement la langue et relisait minutieusement toutes les traductions en français de ses textes. Nous avons passé d’innombrables heures au téléphone, à discuter du sens des mots et expressions, en anglais et en français, de leurs connotations, de leur rythme et de leurs sonorités. Paul aimait évoquer ses souvenirs de la vie new-yorkaise, revenir en détail sur des épisodes de l’histoire du pays, expliquer les subtilités du baseball ou de la constitution américaine. J’ai énormément appris, sur le pays, sa langue et sa culture, au fil de ces conversations chaleureuses ; sur le style spécifique de son auteur aussi, sa désaffection des marqueurs d’insistance (nul besoin d’un « très » si l’adjectif est assez précis, pas plus que de l’adverbe « vraiment »), son refus d’employer le mot identité, notion trop fuyante et floue, l’objet d’une quête durant toute une vie parfois. Au fil de nos échanges, et de mes lectures, ma vision du style de Paul Auster s’est précisée, ainsi que les visées de l’écrivain. Enfin, c’est en traduisant surtout que l’on approche au plus près d’un style.

 

  • Enseignement, recherche, traduction… comment organisez-vous vos journées ?

Je commence par un peu de sport, au moins de la marche quand les contraintes horaires ne me permettent pas davantage. J’essaie de consacrer à chaque activité un temps défini (sans toujours m’y tenir), de me concentrer sur la tâche en cours et d’y prendre plaisir. La satisfaction du travail accompli donne de l’entrain pour la suite. J’ai toujours aimé mener plusieurs entreprises de front car elles se nourrissent les unes les autres, mais cette diversité réclame une soigneuse répartition des efforts. La priorité reste de ne pas décevoir l’autre, au moins d’essayer : être là, et ponctuelle, pour les étudiants qui comptent sur moi, tenter de répondre à leurs attentes. Enfin j’essaie d’intégrer dans chaque journée une gratification personnelle : chanter, lire, écrire (une lettre ou une carte postale, avec un stylo) à ma famille, une amie, préparer un dessert, aller au cinéma. La journée n’est pas toujours assez longue.