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Shetland, carottes sédimentaires et transitions écologiques

Même l’été, la recherche ne s’arrête pas à l’université de Rouen Normandie. Il aura fallu trois jours de trajet depuis Rouen pour atteindre les îles Shetland au nord de l’Écosse. Le minibus décoré aux couleurs de la Région Normandie, de l’URN et de la SCALE (Sciences appliquées à l’environnement) est parti du campus de Mont-Saint-Aignan. Depuis Calais il a ensuite traversé la Manche avant de remonter toute la Grande-Bretagne avec des pauses à Lancaster et Aberdeen. Dernière étape de ce long périple : le voyage en ferry pour enfin arriver sur les îles Shetland. C’est là-bas que Fabien Thoumire, directeur de l’Institut T.URN de l’Université et Maxime Debret, maître de conférences en paléoclimatologie et membre du laboratoire M2C (Morphodynamique continentale et côtière) ont posé leurs sacs à dos, en compagnie de deux autres collègues, Laurent Dezileau et Nicolas Lecoq, eux aussi membres de l’institut de recherche M2C. Le but de ce séjour en terres écossaises, d’abord dans les Shetland, puis dans les Highland et enfin dans les îles Hébrides, était de faire des carottes pour ensuite pouvoir étudier les sédiments des lacs côtiers sujets au méga-tempêtes de l’Atlantique Nord. Fabien Thoumire et Maxime Debret nous racontent leur aventure.

L’étude du paléoclimat dans l’Atlantique Nord

« Ce projet est exploratoire », explique Maxime Debret. « Le but est justement de travailler pour ensuite arriver avec des données qui nous permettront de déposer des projets et de retourner sur des sites qu’on aura explorés et dont on connaîtra l’exploitabilité. Pour l’instant, nous n’avons toujours pas produit de données et pourtant ce que nous avons fait est une étape fondamentale. Si nous la ratons, il n’y a plus rien derrière ». Ce travail préalable de recherche a un but bien précis puisqu’il doit ensuite permettre de commencer des recherches sur le climat, sujet ô combien important dans la période actuelle. « Je suis paléoclimatologue. Je fais le lien entre le passé et l’actuel pour comprendre le futur. Ma zone d’étude c’est l’Atlantique Nord. Le climat qui nous impacte, c’est surtout celui qui vient de là. La zone qu’on a investiguée est vraiment très sensible à la variabilité climatique liée à la dynamique de l’Atlantique Nord. C’est de là que viennent les tempêtes et la majorité des dépressions. Aux îles Shetland, il n’y a pas de rempart, pas de continent, les tempêtes arrivent directement », continue l’enseignant-chercheur. « Nous sommes dans la phase qui consiste à comprendre ce qu’il s’est passé dans l’ancien pour essayer de voir et de comprendre ce qu’il va se passer dans le futur. Dans le rythme des tempêtes est-ce qu’on observe une tendance à avoir plus de tempêtes, moins de tempêtes, plus de précipitations, moins de précipitations ? »

Trois chercheurs et un directeur

L’expédition qui est partie de Normandie était un peu particulière. Si trois chercheurs (Maxime Debret, Nicolas Lecoq et Laurent Dezileau, membres du laboratoire M2C) en faisaient partie, ils étaient accompagnés de Fabien Thoumire, le directeur de l’Institut T.URN de l’université de Rouen Normandie. « Il y a souvent un manque de contact entre ceux qui font la recherche et ceux qui l’administrent », commente Maxime Debret. « Le but de ce projet était aussi de créer du lien. Découvrir ce que Fabien Thoumire, le directeur de l’Institut T.URN, a perçu pendant cette expédition et qu’est-ce qu’il peut transmettre à sa communauté ? ». Pour celui qui travaille sur le développement durable et la responsabilité sociétale depuis des années, prendre part à ce projet de recherche a été une vraie chance. « L’un des objectifs qui a été fixé à l’institut T.URN lors de sa création en décembre 2022 est l’accompagnement des unités de recherche », explique Fabien Thoumire. « Pour cela, il faut quand même que l’Institut connaisse mieux la réalité du monde de la recherche. Travailler sur un projet de recherche tel que celui-ci, qui est évidemment en lien avec les thématiques qui nous intéressent sur le changement climatique, la connaissance des climats du passé, du présent, et du futur, c’est une belle opportunité. Cela fait partie des grands enjeux stratégiques du monde, de l’enseignement supérieur, de la recherche, de la science. Et pour l’Institut des transitions que je dirige, c’était important de voir comment un projet comme celui-ci se monte à partir de rien. On est sur un projet exploratoire où le chercheur imagine que, à cet endroit-là sur la planète, il y a sûrement des matériaux, des données qui vont pouvoir être exploitées. C’est passionnant ». Si cette fois il est parti avec le laboratoire M2C, il aimerait à l’avenir travailler avec d’autres unités de recherche, dans d’autres domaines. « Évidemment, des accompagnements sur des projets de recherche comme celui-ci, l’Institut T.URN ne va pas en faire tout le temps aux quatre coins du monde. Mais de le faire également avec des laboratoires de littérature, d’histoire… ce serait également intéressant pour nous ».

Du ferry, de la randonnée, des carottes et des zones blanches

Pour Fabien Thoumire, ces dix jours d’expédition ont été à la fois dépaysants et très instructifs. « Nous n’étions pas là pour faire du tourisme. Nous avions des journées hyper chargées, où nous nous levions tôt le matin et nous nous couchions tard le soir. C’était physique. Il faut dire que les manipulations sont particulières, nous étions sur des lacs, en mouvement constant, il y avait des cordes partout, du matériel qui pèse lourd ». Il continue en évoquant les missions auxquelles il s’est attelé : « Au quotidien, c’était beaucoup de préparation. Tous les jours il fallait décharger le camion, gonfler les deux zodiacs, aller sur le lac, repérer le meilleur endroit pour carotter. C’est-à-dire savoir où est ce qu’il y a des changements de profondeur, où est-ce qu’il y a des apports qui viennent du bassin versant, des apports qui viennent de la mer. Pour cela il fallait sonder tout le lac et ils font parfois 500 mètres de long. Comme nous faisions tout à la pagaie, parfois face au vent c’était vraiment physique. Une fois les carottes faites, il fallait tout redémonter, et tout ranger correctement dans le camion. Cela faisait 200 à 300 kilos de matériel à sortir à chaque fois ». « Sur le terrain, nous essayions de prélever dans les endroits les plus opportuns les sédiments, à partir de notre zodiac et de notre carottier. Le but était d’avoir un enregistrement le plus représentatif possible de notre problématique, c’est à dire l’impact de l’interaction entre le climat et l’homme dans les bassins versants, dans ces environnements », complète Maxime Debret.

Que ce soit Maxime Debret ou Fabien Thoumire, ils ont également travaillé main dans la main avec la Direction de la Prévention des Risques (DPR) de l’URN. « Nous avions mis en place avec eux un protocole un peu expérimental », continue le directeur de l’institut T.URN. « La DPR est en entrain de travailler sur le suivi des missions internationales et particulièrement des missions en milieu isolé. Mais ce qu’on imagine sur un protocole et la réalité du terrain, il y a deux mondes différents. Là où cela a été contraignant, c’est notamment sur les zones blanches, là où il n’y avait pas de réseau téléphonique, pas de 4G, rien. Nous avions une journée comme cela qui a été compliquée parce qu’en plus nous devions laisser le camion à deux kilomètres, prendre tout le matériel sur le dos avec les sacs à dos, avec des clés de portage, les tubes pour les carottes. Ça a été une journée très physique, pour laquelle il y avait un gros point de vigilance au niveau de la sécurité ». Mais l’Université et la DPR ont été très présents dans la préparation de cette mission. Outre la mise en place d’un protocole de sécurité, ils se sont également investis dans la mise à disposition d’équipements de protection individuelle (EPI). « Sur le bateau, quand tu sors une carotte tu as de l’eau partout, tout le temps. La DPR nous avait mis à disposition des EPI, avec notamment des pantalons en Gore-Tex, des vestes en Gore-Tex, et soyons honnêtes, c’était indispensable. Que l’université nous les fournisse, c’était une très bonne chose», revendique Fabien Thoumire.

Une mission à portée écologique

Se déplacer à l’étranger, que ce soit dans le cadre personnel ou professionnel, est toujours enrichissant. On y découvre de nouvelles cultures, de nouvelles cuisines, de nouvelles architectures. Mais dans notre société actuelle, on y découvre aussi de nouvelles manières de traiter la transition écologique. C’est un élément que Fabien Thoumire avait en tête en arrivant dans les îles Shetland. « Sur les îles Shetland, ils ont le terminal pétrolier de la mer du Nord. Ils ont aussi des éoliennes partout. Et leur transition écologique est financée par le pétrole. Ils le disent clairement qu’ils profitent de cette manne financière pour mettre des éoliennes à plein d’endroits. C’est intéressant de voir ce qu’il se fait. Il faut regarder comment ces enjeux sont traités dans d’autres pays. Ce n’est pas tout noir ou tout blanc. C’est un sujet extrêmement complexe ».

La prochaine étape pour cette mission

L’une des inquiétudes des quatre membres de cette mission était que leurs dix jours de recherche ne servent à rien. En effet, le passage de la frontière franco-britannique peut parfois être compliquée quand on transporte des carottes sédimentaires. « Depuis le Brexit, il y a de grosses restrictions. On n’a pas le droit de prendre de la tourbe, pas le droit de prendre des végétaux, pas le droit de prendre des animaux. On peut prendre des sédiments marins, mais ceux que nous avions n’étaient pas des sédiments marins. Tout cela c’est pour des raisons de prolifération d’espèces. C’est très contraignant de faire des carottes à l’autre bout du monde et de les ramener. Ce n’était pas gagné. Il est possible de faire quinze jours de relevés et que les carottes soient détruites à la frontière. Tout peut être anéanti pour des raisons administratives ». Mais l’inquiétude de Fabien Thoumire et du reste de l’équipe n’a pas eu lieu d’être puisque les carottes sont bien de retour à l’URN.

« Maintenant, ces carottes, il va falloir les faire parler », conclut Maxime Debret. « Nous allons les ouvrir et nous allons les décrire. D’abord visuellement grâce à des faciès sédimentaires tels que la granulométrie. Puis nous allons les mesurer avec différents appareils pour avoir leur teneur en éléments métalliques, en argile, en matière organique. Et surtout, nous allons essayer de les dater, avec du carbone 14 par exemple, pour savoir quelle est la période couverte par ces carottes. En fonction de ce que nous allons découvrir, nous allons savoir quels sont les sites les plus appropriés pour répondre à nos thématiques. Une fois cette analyse faite, nous irons redéposer un projet pour avoir des financements, pour retourner sur le site, avoir des carottes beaucoup plus longues qui couvriront plus de temps mais qui demandent une logistique plus lourde et pour pouvoir faire des analyses plus précises. Ainsi, nous pourrons dater le rythme des tempêtes, dater le rythme des précipitations et ainsi reconstruire le climat, nous l’espérons, des 10 000 dernières années en Atlantique Nord ».

Date de publication : 30/08/23