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Lubrizol

Enquête Lubrizol : “Votre journée du 26 septembre 2019” – Entretien avec Éric Daudé

Éric Daudé, enseignant-chercheur de l’université de Rouen Normandie, laboratoire IDEES, travaille depuis des années sur le comportement des populations face aux situations de crise, notamment les accidents industriels. Rouennais, il a pu assister en direct aux événements du 26 septembre 2019 et réaliser, avec ses collègues, un travail d’étude au plus près du terrain. Découvrez dans cet entretien les objectifs et premiers résultats de cette étude.

Pouvez-revenir sur la genèse de cette enquête et ses objectifs ?

Une partie de mes recherches porte sur l’étude des comportements des populations en situation de crise. Mes travaux m’ont amené à étudier et à me rendre sur des zones ayant connu des aléas naturels aussi variés que des tremblements de terre, des cyclones, des éruptions volcaniques, ainsi que des épidémies de dengue ou de chikungunya. Les accidents industriels sont heureusement des événements catastrophiques beaucoup plus rares, et donc beaucoup moins étudiés. D’où cette étude, car en plus d’être spécialiste de la question j’ai vécu au cœur de cette crise.

À 6 heure du matin j’ai vu depuis ma fenêtre le panache de fumée.J’ai donc d’abord agi comme un habitant qui vit un tel événement et qui connaît les mesures à prendre lors d’un tel événement : j’ai consulté la presse via Internet, j’ai scotché les aérations de mon logement, pris la décision de ne pas envoyer les enfants à l’école et j’ai suivi en direct l’incendie via la radio et Internet. Mais très vite, dès 6 h 30, le chercheur s’est remobilisé. J’ai réveillé quelques collègues pour débuter des enregistrements en continu des réseaux sociaux, des données de trafic routier tout en observant par la fenêtre les comportements des habitants de mon quartier. Être le témoin d’un accident industriel est rare pour un citoyen et encore plus pour un chercheur. On peut anticiper de quelques jours les cyclones et donc se rendre sur place pour observer et étudier l’événement, en revanche on ne peut pas prédire quand va se produire un accident technologique.

Bien sûr, je savais depuis que j’habite à Rouen que le danger était présent, et une intuition m’avait conduit un an auparavant, en 2018, à réaliser avec Justine Fenet (alors en Master 2 TRIAD) une enquête pour évaluer le niveau de culture du risque de la population au sein de la métropole de Rouen Normandie. Les résultats de cette enquête mettaient en évidence l’absence de réflexes normés tels que prescrits par les autorités alors que, dans les exercices de crise, le scénario le plus souvent joué est celui de populations qui se comportent selon les procédures transmises lors des campagnes d’information. Cette enquête permettait également de repérer une variété de comportements déclarés au moment du déclenchement d’une alerte. Ainsi, au-delà de la simple connaissance des consignes, leur mise en pratique reste un défi. Ces consignes sont parfois mal comprises ou pas adaptées. Enfin, alors que la conduite à tenir est principalement la mise à l’abri dans le bâtiment le plus proche, cette consigne n’est pas réaliste en milieu urbain non équipé en abri refuge. Dans ce contexte, l’accueil dans les ERP (publics et privés) est un enjeu qui n’est aujourd’hui pas identifié. Toutes ces conclusions issues de notre enquête de 2018 nous permettent-elles d’éclairer et de comprendre ce qui s’est passé le 26 septembre 2019 ? Pour répondre à cette question, nous avons avec Delphine Grancher (Ingénieur de recherche CNRS, LGP de Meudon) et Mathilde Lebon (Étudiante en Master 1) construit cette enquête pour dresser une typologie des comportements des populations durant cette journée de crise.

 

Pourquoi avoir fait le choix de vous intéresser au vécu de la population ?

Les individus, la société et le territoire sont un peu les matières premières des recherches en géographie. Si je devais résumer en une phrase ce qu’est le projet géographique, je dirais qu’il vise à étudier comment les sociétés conquièrent, organisent, habitent, exploitent un territoire qui, en retour, pérennise, rend possible et contraint le fonctionnement de ces sociétés. Dans le cadre de mes recherches sur les risques, je m’intéresse plus particulièrement aux aménagements du territoire et aux stratégies qui sont réalisés par les sociétés pour réduire leur vulnérabilité face aux aléas ainsi qu’aux organisations, plans et tactiques qui sont pensées pour faire face en situation de crise. In fine, ce sont les populations qui doivent bénéficier de tout ceci pour pouvoir se mettre à l’abri en cas de danger. La formation, la prévention et plus généralement ce que l’on appelle la culture du risque doit participer à ce projet.

Mais cette culture du risque et son imprégnation dans la population ne sont pas aisées à évaluer, car elles revêtent plusieurs dimensions, au moins trois :

  • Tout d’abord celle de la connaissance des dangers potentiels présents sur le territoire où j’habite ou travaille, et de leurs dynamiques. Par exemple savoir qu’il existe des usines Seveso seuil haut et que les dangers qu’elles représentent sont de type explosif et effet toxique.
  • Ensuite la conscience du danger effectif que ces phénomènes représentent pour moi en tant qu’individu, ce qui est un véritable défi en matière de prévention. On le voit notamment avec les crues cévenole, la plupart des victimes qui sont emportés par les crues rapides sont des personnes qui habitent la zone et qui ont développé une forme d’accoutumance à ce danger récurent, et qui sous-estiment la menace.
  • Enfin la connaissance des gestes et attitudes à suivre en cas de réalisation du danger pour me mettre à l’abri et me protéger, comme par exemple me confiner en cas de signal d’alerte d’accident industriel, ou évacuer en cas de signal d’alerte de rupture de barrage. Donc pour évaluer cette culture du risque (avant la crise) et pour analyser les comportements des populations pendant et après la crise, l’enquête est une démarche privilégiée.

 

Combien de personnes ont répondu à cette enquête ? Quels sont les profils des répondants ?

À ce jour plus de 1500 personnes ont répondu à notre questionnaire qui est diffusé en ligne sur Internet. Le contexte de passation du questionnaire n’a pas été aisée, en plein confinement et au moment des élections municipales. Nous avons massivement utilisé la presse (voir les articles de Actu.fr, Le Courrier cauchois, Paris Normandie #1 et #2, France Bleu) ainsi que les réseaux sociaux et associatifs pour faire circuler l’information. Malgré une diffusion non contrainte de notre part, puisque nous voulions toucher un maximum de communes et de personnes qui avaient été sous le panache durant la journée du 26, la très grande majorité des répondants habitent une commune de la métropole. Et même au sein de la métropole, on observe de grandes disparités, avec des communes où l’on obtient une surreprésentation de réponses relativement à la population, comme Rouen, Bois-Guillaume, Mont-Saint-Aignan et Houppeville. À l’opposé, des communes comme Le Petit-Quevilly, Le Grand-Quevilly ou Canteleu ont malgré leur proximité avec l’accident beaucoup moins répondu au questionnaire.

Il en découle un profil des répondants très marqué socialement : forte proportion de cadres supérieurs, de jeunes et diplômés, surreprésentation des femmes et peu de personnes de plus de 70 ans. Notre échantillon est également plutôt engagé, 17% ont par exemple manifesté contre les conséquences de l’incendie et 6% appartiennent à une association de victimes. Ces biais géographique et socio-démographique de notre échantillon nous contraignent pour l’instant à faire un focus essentiellement sur la commune de Rouen, pour laquelle nous disposons de près de 800 réponses.

 

Quelles sont les principales conclusions qui se dégagent des réponses recueillies ?

La première conclusion, c’est que 75% des personnes ont appris bien avant 8 heures du matin l’existence de l’incendie, et peu via le signal sonore des sirènes qui se sont déclenchées à 7 h 51. Le principal vecteur de l’alerte a été le réseau familial et amical, pour plus de la moitié des répondants. Ils ont reçu un ou plusieurs appels téléphoniques ou SMS de leurs parents, amis, frères ou sœurs, habitant pour certain la métropole, pour d’autres une autre région française. Les explosions, l’observation directe de l’incendie ou du panache de fumée sont ensuite invoqués par les répondants. Viennent ensuite la radio ou la presse locale.

La seconde conclusion qui nous a donc étonné c’est le faible poids des réseaux sociaux, tel que Twitter, Facebook ou Instagram, comme vecteur de l’alerte. On peut avancer comme explication que l’incendie s’est déclaré très tôt le matin et que la grande majorité des personnes ne consulte pas les réseaux sociaux si tôt. Ensuite, sur Rouen, l’observation directe de l’incendie ou du panache a devancé une alerte par les réseaux sociaux.

 

Un autre résultat qui nous a intéressés concerne les sirènes d’alerte, qui si elles ont alerté peu de personnes, au sens où la grande majorité était déjà informé, ont conduit les personnes à consulter les médias officiels et les sites Internet de la préfecture ou du SDIS76. Les sirènes ont donc agi comme un marqueur officiel de la crise, comme si pour les personnes enquêtées les services de l’État commençaient « enfin » à prendre leur rôle dans la gestion de la crise. Avant cela, la crise réelle, celle que les populations entendaient et voyaient, c’était les flammes, les explosions et la fumée. Avant les sirènes, la gestion de crise est virtuelle pour la population au sens où elle est vécue via la télévision ou les réseaux sociaux. Les sirènes inscrivent donc de manière perceptible l’action de l’État pour protéger la population.

Enfin, la dernière conclusion et surprise que nous constatons en l’état de notre questionnaire porte sur les personnes qui ont décidé de quitter la ville le jour de l’incendie. Elles représentent plus de 30% de notre échantillon sur Rouen, et plus de la moitié sont partis avant 10 heures du matin, donc à un moment de très grande incertitude sur le devenir de cet incendie. Rappelons qu’en cas de signal sonore émis par les sirènes, la consigne principale pour les populations résidant dans une commune du plan particulier d’intervention de la zone de Rouen est le confinement et de ne pas utiliser son véhicule personnel, à la fois parce qu’on n’est pas en sécurité à l’intérieur du véhicule en cas d’effet toxique de l’accident et pour ne pas perturber les déplacements des équipes de secours. Les raisons évoquées par les personnes qui sont parties sont que les odeurs étaient insupportables (65%) et la crainte d’effets toxiques du panache de fumée (87%). Ces habitants qui sont partis représentent pour l’essentiel des personnes très proches de l’incendie ainsi que des étudiants et des cadres supérieurs. Il sera essentiel d’informer les populations sur les effets possibles de ces comportements en cas d’accident avec effet toxique irréversible.

 

Ces conclusions vont-elles dans le sens de ce que vous avez déjà pu observer par ailleurs dans l'appréhension des risques par les populations ?

Il faut dire que nous avons vécu des conditions « extrêmement favorables » en termes de gestion de crise, ce qui est rarement le cas. C’est un petit peu comme si vous aviez un tsunami géant au moment où les baigneurs avaient décidé d’aller faire de l’alpinisme. Dans le cas de l’incendie des sites Lubrizol et Normandie Logistique, le confinement qui est LA consigne de sécurité était déjà en cours, la plupart des gens étant tout simplement en train de dormir.

Ensuite, durant la journée nous avons eu des conditions météorologiques favorables, avec un vent qui a soufflé, ce qui a permis au panache de s’éloigner du site de l’incendie, et ce vent a soufflé sans discontinuité dans la même direction, formant un corridor bien identifié.

Rajoutez à cela que l’alerte a été intra familiale, c’est-à-dire que plus de 70% des personnes ont été averti par un proche, on a donc finalement peu eu de réactions inadaptées. Ce qui peut changer par rapport à ce qu’on observe dans d’autres pays équivalents en termes de développement économique, c’est l’information durant la crise. Que ce soit le Japon, les États-Unis et plus proche de nous la Belgique, tous utilisent les smartphones pour informer les personnes sur ce qui se passe et les conduites à tenir, ce qui fait une différence en termes de sentiment d’abandon ou pas de ces populations pendant la crise.

 

Quelles seront les suites données à cette enquête (cf. poursuite, lien avec les autorités, nouveau projet de recherche, etc.) ?

Nous allons poursuivre notre travail de diffusion du questionnaire en ligne via la presse locale et les milieux associatifs. L’objectif sera d’essayer de « sortir » le questionnaire de la métropole pour atteindre des communes qui ont été sous le panache, mais également de toucher des personnes qui avaient prévu ce jour-là de se déplacer et qui ont annulé leur déplacement : pourquoi ? comment ont-elles été informées ?

Nous avons également pour objectif de redresser notre échantillon sur les trois communes que sont Le Grand-Quevilly, Le Petit-Quevilly et Rouen afin de constituer une base de comparaison statistiquement représentative avec l’enquête de 2018. Pour ce faire, nous allons associer des étudiants de master 1 et 2, mais également des Licence, pour nous aider à passer le questionnaire en face-à-face. Plus qu’un programme de recherche, nous souhaitons ainsi valoriser cette expérience par des activités pédagogiques.

Nous participons bien sûr au projet COP HERL, que vous avez présenté par ailleurs, et également à d’autres programme de recherches originaux, par exemple avec les archives départementale sur la collecte de témoignages et de photos sur l’incendie de Lubrizol.

Enfin, toujours en lien avec les comportements des populations, mais cette fois-ci du point de vue de la gestion de crise, nous souhaitons sensibiliser les opérationnels (préfecture bien sûr, mais aussi les responsables communaux des risques) sur la question des évacuations de population en contexte de crise, que celles-ci soit spontanées ou organisées. L’UMR IDEES pilote plusieurs projet dans ce domaine, notamment le projet ESCAPE (financé par l’Agence Nationale de la Recherche) et le projet ESCAPE Serious-Game (financé par la Région Normandie dans le cadre des dispositifs « Réseaux d’Intérêt Normands »).

Enquête "Votre journée du 26 septembre 2019"

En complément

Éric Daudé et Delphine Grancher ont participé à la conférence “Culture du risque et comportement de la population lors de l’incendie du 26 Septembre 2019“, le 25 septembre 2020, dans le cadre de la Semaine du développement durable.

Retrouvez l’intégralité de la conférence en vidéo :

Dernière mise à jour : 16/01/23

Date de publication : 23/10/20