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Une future reconnaissance internationale pour la craie de Normandie ?

Damase Mouralis, géographe et directeur du laboratoire IDEES-Rouen (UMR 6266 CNRS) et Mariacristina Varano, archéologue et chercheure au GRHis reviennent sur le projet de recherche Archéomateriaux, territoires, patrimoine (ATP) qui a mobilisé une quinzaine de chercheurs au bénéfice de la connaissance du patrimoine normand. Ce projet pourrait en effet valoir une prochaine reconnaissance internationale de la craie normande.

Vous vous demandez peut-être ce qu’est exactement la craie. C’est le résultat de la sédimentation de débris squelettiques d’algues planctoniques (coccolithes et rhabdolites) et de micro-organismes marins. La présence de ces micro-fossiles permettent de dater les roches calcaires avec une grande précision, parfois à 200 000 ans près. La craie s’est formée dans différentes mers épicontinentales (c’est-à-dire reposant sur une croûte continentale) au Crétacé supérieur soit pour les falaises normandes sur une période comprise entre – 100 à – 65 millions d’années. La craie a été exploitée dès l’Antiquité comme matériau pour la construction de nombreux édifices dans une partie des Hauts de France et en Normandie orientale. Son utilisation pour le bâti a décliné au XIXe siècle compte tenu de sa facilité à s’éroder.

Les laboratoires IDEES et le GRHis se sont intéressés à travers le projet de recherche ATP aux carrières de craie de Normandie qui ont servi de matériau de construction pour nombre  d’édifices médiévaux normands. Les chercheurs souhaitaient comprendre l’extraction, le commerce et l’acheminement de cette craie jusqu’à son utilisation finale en matériau de construction. L’objectif était de retrouver les carrières qui avaient servi à l’édification de 22 monuments de Normandie orientale construits entre le Xe et le XIVe siècle et pour lesquels les sources écrites concernant leur élaboration étaient très lacunaires voire inexistantes.

Une équipe de recherche pluridisciplinaire aidée par des spéléologues et un tailleur de pierre

L’originalité du projet ATP est d’avoir réuni des chercheurs de plusieurs disciplines : géographes, géologues, archéologues, historiens et informaticiens dont les investigations respectives permettaient une compréhension d’ensemble de la problématique sur tous les aspects  archéologiques, historiques, économiques, géologiques.

Les archéologues, notamment Aude Painchault post-doctorante sur ce projet, se sont occupés de dresser les plans des édifices et ont prélevé 65 échantillons sur les bâtiments choisis en concertation avec la DRAC, le service régional de l’archéologie (SRA) et la conservation régionale des monuments historiques. Un laser scanner, acquis dans le cadre de ce projet, a été utilisé sur les monuments dont certaines zones étaient extérieures ou inaccessibles afin de produire une modélisation en trois dimensions. Ainsi a-t-il servi sur la façade de la Cathédrale de Rouen et ses cryptes, mais aussi dans les combles de l’église abbatiale de Montivilliers et dans la cave du château de Blainville-Crevon.

Les géologues et les géographes, notamment Daniel Ballesteros, également post-doctorant sur ce projet, ont procédé à une trentaine de prélèvements dans les carrières normandes et se sont servis du laser scanner pour les cartographier. Ils ont ainsi pu reconstituer les volumes extraits de ces carrières et les mettre en rapport avec le volume des édifices. Ils ont analysé les deux catégories d’échantillons pour pouvoir distinguer les spécificités des craies de chaque carrière.

Mener des activités de recherche conduit à des détours parfois cocasses : beaucoup des carrières sont fermées au public pour des raisons de sécurité mais restent accessibles aux spéléologues. Ce sont les spéléologues du Comité Régional Spéléologique de Normandie (présidé par P. Rabelle) qui ont guidé les chercheurs dans la carrière de Caumont.

Les archéologues ont, quant à eux, fait appel à un tailleur de pierre, Compagnon de France, pour mieux comprendre les techniques des artisans du Moyen Age notamment pour l’abbaye de Jumièges. «On ne doit pas sous-estimer le savoir-faire de ces artisans, souligne Mariacristina Varano du GRHis, le tailleur de pierre médiéval ne disposait d’aucune des technologies actuelles mais il était capable d’apprécier les qualités et les propriétés de la craie qu’il utilisait. On a des bâtiments de plus de 900 ans qui tiennent encore debout ! ». Cet artisan sait quelle carrière choisir et quel banc de craie excaver en fonction de sa destination dans le bâti : « on n’utilise pas le même banc selon qu’il soit destiné à un parement, à une fenêtre ou à un élément de décor »

L’informatique, via le laboratoire LITIS, troisième partenaire de ce projet (Mathieu Bourgais, post-doc), s’est concentrée, en collaboration avec les géographes d’IDEES, sur la modélisation et la simulation spatiale de la diffusion des archéomatériaux et elle a permis de mettre en valeur les routes empruntées entre les gisements : quel était le moyen le plus simple et le plus rentable pour un artisan de Moyen Age pour acheminer ces matériaux ?  La réponse était logique : la voie fluviale !

L’exploitation et le commerce de la craie ininterrompus pendant cinq siècles

Toutes les études ont confirmé que l’acheminement fluvial -par le fleuve ou par la mer -était le moyen de transport le plus rentable compte tenu du contexte économique, des contraintes logistiques et des technologies usitées au Moyen Âge .

« On distingue plusieurs zones de diffusion, précise Damase Mouralis, la craie de Vernon a disséminé vers l’ouest de la Normandie en aval de la Seine jusque vers Rouen où on rencontre une seconde zone de diffusion avec la craie de Caumont. Cette dernière est utilisée pour la cathédrale de Rouen et on la retrouve à Saint-Ouen-de-Thouberville, au château de Maulévrier- Sainte-Gertrude dit Le château de « la Butte au Diable ». Les carrières de Fécamp ont fourni la craie gris-vert des bâtiments de la Côte d’Albâtre, tout au long du littoral jusqu’à Dieppe. La dernière zone concerne les petites carrières de la Risle qui ont été utilisées pour les constructions le long de la vallée. On a même distingué une 5ème zone à l’extrême aval de la Seine entre Port-Jérôme et le Havre.  On se doutait de ces résultats mais ce projet nous a permis de vérifier nos hypothèses et de disposer d’une carte précise. »

Si le critère géographique est prédominant dans le choix de la craie utilisée, les archéologues ont néanmoins été surpris. Ils pensaient que la distance maximale de transport était de 20/25 km et les études ont révélé une distance plus importante de 30/35 km.

Autre résultat qui a surpris l’équipe concernant la pérennité des zones de chalandise de la craie. Entre le Xe et le XIVe siècle, les chercheurs constatent que ces zones sont continuellement exploitées pendant cinq siècles malgré les évolutions politiques et le déplacement des frontières. De la création et l’expansion du Duché de Normandie (Xe-XIe s) à son intégration dans le royaume Plantagenet (XIIIe s) puis le rattachement au royaume de France (XIIIe-XIVe s) l’extraction et le commerce de la craie se poursuivent sans interruption quels que soient les aléas politiques et économiques.

Si les conclusions font encore débat parmi les chercheurs, une des hypothèses avancées est que la craie est un matériau difficile à transporter compte tenu de son poids et de son volume et les contraintes technologiques sembleraient plus importantes que les contraintes politiques.

L’étude des matériaux : un moyen de comprendre la structuration du territoire

Les populations font des choix dans les matériaux qu’elles utilisent pour la fabrication d’outillage, ou d’objets de prestige ou encore pour la construction. Elles opèrent ces choix parmi plusieurs ressources naturelles ; le géographe et l’archéologue sont intéressés par l’origine de ces choix. Au-delà du critère géographique de proximité, interviennent des critères qui sont la qualité du matériel et l’esthétique. A toutes les époques, les populations ont été chercher des matériaux qu’elles considéraient comme luxueux ; « on sait qu’une partie du palais de Buckingham est construit avec des pierres de Caen et on soupçonne l’usage de la pierre de Caumont sur la Tour de Londres » rappelle Damase Mouralis.

Quand on étudie l’exploitation des matériaux, on voit que les populations construisent des liens que ce soit du lien social ou des voies de communication (routes, ports, ..) et ils constituent, pour les géographes, le territoire. Comprendre d’où viennent les matériaux, c’est comprendre comment se sont structurés précocement les territoires anciens et c’était l’interrogation fondamentale qui sous-tendait le projet ATP : à quoi ressemblait le territoire normand entre le Xe et le XIVe s, quels étaient ses « liens »?  Le projet ATP a permis de dessiner des zones de chalandise et faire apparaître ces connections très anciennes.

Nomination au Patrimoine des ressources lithiques

Les géographes et les géologues du projet ATP ont abouti à « une clé de détermination » :  ils ont mis au point une méthode pour analyser des échantillons de craie et ils ont identifié les spécificités de la craie normande. Ce travail vaut à l’UMR IDEES d’être ponctuellement contactée par des archéologues de l’INRAP pour procéder à des analyses d’échantillons prélevés sur des édifices de l’Eure et de Normandie pour déterminer leur origine et leur datation.

Les caractéristiques de cette craie ont incité les chercheurs à déposer auprès de l’Union Internationale des Géosciences (IUGS) un dossier pour la faire reconnaître au titre du Patrimoine Mondial des ressources lithiques qui est en cours d’instruction depuis la fin des études en 2019.

Le projet ATP : un projet pluridisciplinaire, piloté par les SHS

Le projet continue à vivre en 2022 : les données informatiques sont encore analysées en vue de produire un modèle mathématique sur la diffusion et l’utilisation de la craie. Il devrait faire l’objet d’un article scientifique à paraître en septembre prochain.

Le GRHis a continué à travailler sur la crypte de la cathédrale de Rouen et a tenu une conférence sur le sujet en février dernier. Côté IDEES, une thèse sur le paléoclimat et le paléoenvironnement a débuté dans le cadre d’un autre RIN; elle s’appuie sur les études faites sur Caumont : les carrières de craie « piègent » des gaz qui peuvent fournir de nombreuses informations sur des climats très anciens

Les deux laboratoires ( IDEES et GRHis) ont candidaté auprès de la Région Normandie qui finance des projets de recherche par l’intermédiaire de ses Réseaux d’Intérêts Normands (RIN). Le projet a été lauréat d’un RIN de 445 000 euros.
Le financement du projet a permis de recruter plusieurs post docteurs et de mener ce projet en collaboration avec le LITI (Laboratoire d’informatique, de traitement de l’information et des systèmes) et l’INSA de Rouen pour la partie informatique. Les chercheurs ont pu faire l’acquisition d’un laser scanner qui est utilisé dans l’archéologie du bâti.

Dernière mise à jour : 05/10/22

Date de publication : 15/09/22